« J’avais, à une époque déjà éloignée, recueilli quelques notes sur l’ancienne abbaye du Val-Richer, fondée au XIIe siècle par saint Bernard et devenue depuis 1836, la résidence de prédilection d’un contemporain illustre. En les publiant aujourd’hui, j’obéis à des souvenirs personnels et, surtout, au besoin d’occuper mon esprit. Quand ici-bas, nous avons subi une épreuve douloureuse, il ne nous reste, en effet, qu’à chercher dans le travail, non l’oubli, mais la résignation. C’est aussi, en attendant une autre espérance, le seul hommage que nous puissions rendre à la Volonté souveraine qui nous frappe, et à la mémoire que garde pieusement notre âme.
G.D.
Valognes, 17 octobre 1866.
INTRODUCTION
Au XIIe siècle, il régnait dans les esprits comme dans les événements un immense désordre. Les populations de nos contrées avaient tant souffert ; tant de dangers les menaçaient chaque jour et depuis de si longues années, que les préoccupations de la vie matérielle se substituèrent à toutes les autres et qu’il en résulta une extrême grossièreté de mœurs et une ignorance profonde. Le rôle de la pensée s’amoindrit de plus en plus ; et, pour ceux que l’ardeur de la lutte n’entraînait pas, il devint difficile de trouver le calme au milieu de ces passions déchaînées auxquelles la Trève de Dieu n’imposait qu’une digue impuissante.
L’âme avait peine à se reconnaître, et cherchait, avant tout, la paix. C’était l’aspiration évidente des hommes qui donnaient à leur vie un but supérieur aux agitations violentes, et que le sort avait placés dans une condition trop basse pour dominer par les armes ou la richesse, et assez haute pour détester l’oppression et vouloir s’y soustraire. Ceux-là sentaient qu’il est des temps où l’intelligence doit s’isoler pour être sauvée, et fuir le présent pour préparer l’avenir.
Le Christianisme, par l’organisation du monastère, pouvait satisfaire ce besoin de sentiment.
Le monastère, créé dès les premiers siècles de l’Église, avait donné aux vertus évangéliques, et spécialement à la charité, un moyen puissant et permanent de développement pratique ; plus tard, tout en gardant le même caractère, il avait rempli une mission qui, sans cesser d’être essentiellement religieuse, répondait à l’état des esprits et de la société civile ; mais toujours et partout, il avait aussi été l’asile ouvert aux fatigues et aux misères humaines, aussi bien qu’au recueillement de la foi et aux méditations de l’étude. Et si, ce qui est évident, ce dernier fait ne fut pas la cause exclusive et générale de l’essor que prit, vers le milieu du XIIe siècle, cette grande institution, il en fut certainement l’une des causes principales et immédiates. » […]